III

 

Si vous êtes fonctionnaire et qu’à force de protections, vous soyez nommé à Beaume, vous arrivez par l’omnibus de cinq heures. Vous avez pris congé de votre ancienne résidence, sans chagrin, vous vengeant par votre seul départ des impolitesses de vos collègues, et, de l’impériale, les prés vous semblent des champs de blé en herbe, vous n’apercevez que des fermes modèles où le fumier n’est pas au centre de la cour, comme là-bas ; chaque ruisseau vous étonne comme si vous étiez préparé à ce qu’il n’y eût pas d’eau courante ; une jeune fille, aux yeux plus bleus à eux seuls que tous ceux que vous avez vus, vous sourit ; et vous lui répondez, bien loin de vous douter que c’est une fille-mère qu’on appelle la Belle Fatma ; il n’est pas une devanture dont la couleur ne vous paraisse définitive ; au faîte des cheminées, les pigeons se posent d’eux-mêmes le bec tourné vers le vent, et ils vacillent comme des girouettes ; sur la place se dresse la statue d’un naturaliste, et vous vous y attendez si peu que vous la prenez pour une fontaine. Votre seul regret est que la libraire du chef-lieu d’où vous venez ne se soit pas donnée à vous : car il y aurait les mêmes délices à traîner des souvenirs d’amour dans cette petite ville chaste et nonchalante, qu’à causer, au sortir d’un rendez-vous, avec une religieuse.

Et si, vos protections étant plus puissantes que vous ne le croyez vous-même, le gouvernement vous appelle, à peine arrivé, à une classe supérieure, vous ignorez toujours quels combats vous aurait livrés le monstre à trois têtes de Beaume, la bourgeoisie. Vous auriez eu à choisir entre ses trois clans, et votre choix, fait au hasard de votre première rencontre au cercle, vous eût exclu des deux autres, à jamais. Les frères Dumas, anciens tapissiers de Bourges, deux grands chasseurs devant l’Éternel, dont ils n’admettent d’ailleurs pas l’existence, formèrent longtemps, à eux seuls, le premier ; mais il s’était joint à eux, depuis quelques années, un notaire veuf, venu on ne sait d’où, avec quatre petites filles. Le second clan comprend une dizaine de réactionnaires, dont les ancêtres, jadis fermiers, firent revenir sous un faux prétexte leurs maîtres émigrés, les livrèrent aux Jacobins et achetèrent leurs domaines ainsi qu’en témoignaient les signatures compromettantes des archives, que l’instituteur trouva, un beau matin, effacées par une brûlure ronde comme si un visiteur avait appliqué sur chacune d’elles le bout d’un cigare allumé. Le troisième a pour noyau M. Rebecque, le juge de paix, un noyau sec, cassant, un noyau républicain avec les royalistes, royaliste avec les républicains, mais entouré et ouaté par sa femme et ses deux filles. Les fonctionnaires s’éparpillent selon leur âge et leur goût pour la chasse. Le troisième clan a les plus jolies femmes ; elles sont sept et l’une ressemble, à s’y méprendre, à l’impératrice Joséphine. Une autre, la septième, pour ne la point nommer, s’est enfuie un beau jour, – personne n’a su et elle ne sait plus pourquoi ; – et revint trois mois après, avec les mêmes robes, mais elle a depuis son voyage un sourire tellement résigné que les frères Dumas eux-mêmes la saluent. La mort pique au hasard parmi les trois partis, avec cependant une légère préférence pour le premier. À peine un des beaux-pères Dumas est-il mort que la belle-mère s’en mêle.

L’agent voyer, qui n’avait pas de haut de forme, s’était donc félicité d’être le familier des Rebecque et d’éviter les enterrements, jusqu’au jour où l’Amour, jouant à Colin-Maillard, le toucha, le reconnut, dénoua son propre bandeau et l’en coiffa.

Il s’agissait maintenant d’approcher la pharmacienne, et il n’y avait qu’un moyen : payer d’audace, entrer à la pharmacie et se présenter. Un dimanche il se mit en route, prêt à tout.

– J’achèterai de la teinture d’iode, se disait-il : on en a besoin à chaque instant. Voilà plus d’un an que je n’en ai point.

Mais, à quatre pas de la pharmacie, il s’arrêta, consulta sa montre, et repartit, comme si l’on ne pouvait obtenir de la teinture d’iode qu’à certaines heures. Il revint tête basse, pas trop basse, car il craignait de frotter son faux col sur un petit furoncle, contre lequel il eût si bien pu acheter des vaselines, et il jugeait sévèrement son cœur d’avoir ainsi battu la chamade.

– Je dois être un timide, pensait-il.

Or MmeBlebé passait, sous un chapeau rond couvert de fleurs. Elle semblait promener, avant de la porter au cimetière, une couronne destinée à son défunt mari.

L’agent voyer se surprit à lui sourire.

– Au fond, se dit-il, ragaillardi, je suis le contraire d’un timide : je parie que je salue le poète !

C’était de l’audace. Le poète de Beaume est un solitaire, qui n’a ni maison, ni famille, comme ces oiseaux qui nichent dans le nid des autres de peur d’oublier leurs chansons à amasser des brindilles. Il habite, à l’hôtel, une chambrette blanchie à la chaux, et passe ses jours à se promener dans le petit sentier qui unit par une veine d’ombre bleuâtre l’artère départementale à l’artère nationale, ou, assis au bord du fossé, à lire des livres si pervers, qu’on imprima un caducée sur la couverture jaune, comme sur les étiquettes à poisons. MmePivoteau rapporta un jour de Paris un recueil signé de son nom, deux cent trente et un poèmes dédiés à une Jeanne, mais si chastes qu’on se demande si c’est sa mère, sa fiancée, ou Jeanne d’Arc. L’agent voyer le salua, sans le regarder ; l’autre le regarda, sans répondre.

– Et je saluerai aussi MmeLeglard, se disait l’agent voyer ; elle en vaut bien d’autres.

MmeLeglard, que l’on soupçonnait d’avoir été cantinière, le suivit de ses yeux ahuris, à travers sa fenêtre. Mais, sans remarquer son étonnement, il saluait déjà, à chaque fenêtre nouvelle, une de ces autres que MmeLeglard valait bien. Il ne songeait pas, l’imprudent, aux haines qu’il se préparait pour demain, alors que, dégrisé, il ne saluerait plus.

– Je traverserai le café sans prendre de consommation.

Il le traversa, feignant de chercher le contrôleur, qu’il savait en tournée. Il le chercha près du comptoir, comme si de sa vie le contrôleur se fût assis près du comptoir, puis, dans l’angle du billard, d’où il aperçut, le cœur tremblant, la pharmacie. Elle semblait donner de plain-pied dans le café, et, avec ses bocaux colorés comme des bouteilles de pippermint ou de grenadine, n’en être qu’une dépendance. Le sort en était jeté : il traversa la rue, et poussant la porte entr’ouverte, il entra.

La boutique était pleine. Le pharmacien vint s’excuser en phrases que le hasard rythmait :

– Ah ! monsieur, que je regrette, voyez : tout le bourg est là. Patientez dans notre chambre. L’élève vous conduira.

L’élève l’y conduisit, mais tous deux l’y oublièrent.